Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
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Читать онлайн книгу Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau страница 12
– Un million!.. murmura-t-il.
– Oui, au moins. C'est que, vois-tu, Hortebize, tandis que toi et moi, follement sans compter avec nos caprices, nous laissions couler l'or comme du sable, entre nos mains prodigues, notre ami, lui, se privait et amassait.
– Que veux-tu? Il n'a pas d'estomac, ce pauvre Catenac, pas de tempérament, pas de passions…
– Lui!.. il a tous les vices, il est hypocrite. Pendant que nous nous amusions, il prêtait à la petite semaine, à quinze ou vingt pour cent. Tiens, combien dépenses-tu par an, docteur?
– Par an!.. Tu m'embarrasses beaucoup. Enfin, mettons une quarantaine de mille francs.
– Tu dépenses plus, mais peu importe. Calcule ce que cela fait depuis vingt ans que nous sommes associés.
Jamais le docteur n'a su faire une addition, et il en tire vanité. Cependant, pour complaire à son ami, il essaya:
– Quarante et quarante… commença-t-il, comptant sur ses doigts, font quatre-vingts… puis encore quarante…
– En tout, interrompit M. Mascarot, cela fait huit cent mille francs. Mets-en autant pour ma part, c'est en tout seize cent mille francs que nous avons dissipés.
– C'est énorme!
– Sans doute, et tu vois bien que Catenac qui a eu même part que toi est moi est riche. C'est pour cela que je le redoute. Nos intérêts ne sont plus les sont plus les mêmes. Il vient encore ici tous les jours, mais uniquement pour empocher son tiers. Il veut bien partager les bénéfices, mais il ne voudrait plus de risques. Voici deux ans qu'il ne nous a pas apporté une seule affaire. Quant à compter sur lui, bonsoir! Tu peux lui proposer l'opération la plus belle et la plus sûre, il te refusera net son concours. Monsieur, maintenant, voit des dangers partout, et ses scrupules ressemblent aux hauts-le-cœur d'un goinfre qui a trop dîné.
– Mais il est incapable de nous trahir.
M. Mascarot ne répondit pas immédiatement, il réfléchissait.
– Je crois, répondit-il enfin, que Catenac a peur de nous. Il sait quel lien nous lie. Il sait que la perte de l'un de nous peut entraîner la perte des deux autres. Voilà notre garantie et notre sûreté. Mais s'il n'ose pas nous trahir ouvertement, il est bien capable de faire avorter toutes nos combinaisons. Notre association lui pèse. Sais-tu ce qu'il me disait, la dernière fois qu'il est venu? Il me disait: «Nous devrions fermer boutique et nous retirer.» Nous retirer!.. Eh bien!.. Et vivre donc! Car enfin s'il est riche, lui, nous sommes pauvres. Que possèdes-tu, toi, Hortebize?
Le docteur, ce savant médecin que son portier croit millionnaire, tira en riant son porte-monnaie de sa poche, compta ce qu'il contenait, et répondit en riant:
– Trois cent vingt-sept francs. Et toi!
L'honorable placeur ne prit pas la peine de dissimuler une grimace.
– Moi! répondit-il, je suis logé à ton enseigne.
Il soupira profondément, et à demi-voix, comme se parlant à soi-même, il ajouta:
– Et j'ai des obligations sacrées que tu n'as pas, toi.
Cependant un nuage, le premier depuis le commencement de cet entretien, assombrissait le front du docteur.
– Diable! fit-il d'un ton contrarié, et moi qui comptais sur toi pour un millier d'écus dont j'ai besoin.
L'inquiétude du docteur Hortebize fit sourire M. Mascarot.
– Rassure-toi, dit-il, je puis te les donner. Il doit bien y avoir six ou huit mille francs en caisse.
Le docteur respira.
– Mais c'est tout, poursuivit le placeur, c'est le fond du sac social. Et cela, après des années de risques, d'efforts, de travaux, de…
– Et nous n'avons plus vingt ans.
D'un geste résolu, M. Mascarot assura ses bonnes lunettes.
– Oui, reprit-il, nous vieillissons: raison de plus pour prendre un grand parti. Ce n'est pas avec le courant que nous assurerons l'avenir. Que donne-t-il ce courant? Au plus 4 à 5,000 francs par mois; nos agents nous ruinent. Et que je tombe malade demain, la source est tarie.
– C'est pourtant vrai, approuva le docteur, frissonnant à cette idée.
– Donc il faut, coûte que coûte, risquer un grand coup. Voici des années que je me dis cela, et que je prépare les éléments d'un coup de filet miraculeux. Comprends-tu maintenant pourquoi, au dernier moment, c'est à toi que je m'adresse et non à Catenac? Comprends-tu pourquoi je viens de passer deux heures à t'expliquer le plan des deux opérations que j'ai en vue?
– Oh! qu'une seule réussisse, notre affaire est faite!
– Oui. La question est de savoir si nous avons assez de chances de succès pour entrer en campagne… Réfléchis et réponds.
C'est un observateur très fin que le docteur Hortebize, en dépit de ses apparences frivoles, un esprit délié et fertile en expédients de toute nature, un conseiller d'autant plus sûr dans les circonstances graves, que jamais, si imminent que puisse être le péril, son souriant sang-froid ne l'abandonne.
B. Mascarot le savait bien lorsqu'il insistait pour avoir son opinion.
Mis au pied du mur, ayant à opter pour ainsi dire, entre le contenu du médaillon et la continuation de sa voluptueuse existence, le docteur perdit son air enjoué et parut se recueillir.
Renversé sur son fauteuil, les pieds appuyés sur la tablette de la cheminée, il analysait les combinaisons qui lui avaient été proposées avec l'application d'un général étudiant le plan de bataille que lui soumet le ministre dont il dépend.
Cette analyse fut favorable à l'entreprise, car B. Mascarot, qui examinait le docteur de toutes les forces de son attention, vit, petit à petit, le sourire refleurir sur ses lèvres vermeilles.
Enfin, après un long silence:
– Il faut attaquer, prononça Hortebize. Ne nous dissimulons rien: tes projets ont des côtés extrêmement dangereux, et un échec peut nous mener loin. D'un autre côté, si nous attendons une affaire absolument sûre, nous risquons d'attendre longtemps. Ici, nous avons bien une vingtaine de chances contre nous, mais nous en avons quatre-vingts pour nous. Dans de telles conditions, et surtout, nécessité n'ayant pas de loi, comme on dit… en avant?..
Il se redressa en prononçant ces paroles, et tendant la main à son honorable ami, il ajouta:
– Je suis ton homme!..
Cette décision parut ravir B. Mascarot. Il est tel moment où, si fort que l'on puisse être, on doute de soi, on hésite, et alors l'approbation d'un ami compétent est un puissant secours. C'est le poids qui entraîne le plateau de la balance trébuchante.
Cependant avec le loyal placeur, de même qu'avec tous les gens à probité scrupuleuse, il n'y a jamais de surprise.
– Tu as bien tout pesé, insista-t-il, tout examiné? Tu sais que de mes deux affaires, l'une, celle du marquis de Croisenois est