La maison d'un artiste, Tome 2. Edmond de Goncourt
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A ces biographies d'actrices des trois grands théâtres de Paris, j'ajouterai la biographie de la Montansier, cette directrice de théâtre, qui a été une des figures parisiennes de la Révolution.
Mademoiselle Montansier. – Réclamation autographe de mademoiselle Montansier, à la date de 1770, du montant de 3,550 livres pour l'entrée des pages au théâtre de Versailles, à raison de 300 francs par mois.
– «Mémoire pour la citoyenne Montansier. – Projet de décret sur la liquidation des sommes due aux propriétaires et créanciers de la salle du théâtre des Arts, imprimé par ordre de la Convention nationale. – Encore 7 millions pour le Grand Opéra. Ça ne prendra pas. Rendez la salle à Montansier. – Opinion de Crochon (de l'Eure) sur un projet de résolution relatif à une prétendue créance du citoyen Bourdon-Neuville et de la citoyenne Brunet-Montansier sur la république, pour la vente et cession du théâtre des Arts, etc.»
– «La Ribaude du Palais-Royal, ou Anecdotes intéressantes et gaillardes tirées de la vie libertine de Marguerite Brunet dite de Montansier, ancienne directrice des spectacles à la suite de la cour, et maintenant la doyenne des matrones du Palais-Royal. Rédigées par le sieur Neuville, dit le Roué… A Paris, de l'imprimerie des Courtisanes, 1790.» Volume illustré de quatre figures libres.
Tout en bas, deux planches sont prises par des livres de bibliographie et la collection des catalogues d'autographes de Laverdet et des frères Charavay, – et à leur suite, en cet endroit où, de mon fauteuil, ma main, en se baissant, peut atteindre, flottent des volumes, qu'en un moment de paresse, j'attire à moi, des volumes qui ont été, sans que je m'en doute, des éducateurs de mon goût, des conseillers de mon style, et qui me font éprouver aujourd'hui un certain étonnement de leur assemblage fortuit. C'est un volume dépareillé du Virgile latin «le Georgicon»20, au joli texte gravé aux frais de Henri Justice; c'est un François Rabelais du dix-huitième siècle, l'assez médiocre Rabelais de 1783; c'est le La Bruyère de 1692, dans sa vieille reliure de maroquin rouge, avec le nom de Durival, imprimé sur les plats; c'est l'édition des Maximes du duc de Larochefoucauld de notre vieille Imprimerie Royale, dans un veau aux armes d'un descendant de la famille; c'est le Recueil des pensées de M. Joubert avec la dédicace: offert à M. le comte de Portalis par M. Joubert, conseiller à la cour de cassation; c'est l'édition, déreliée et en miettes, des Caractères et portraits de Chamfort; c'est le Neveu de Rameau publié par Poulet-Malassis; c'est enfin le Reisebilder de Henri Heine, l'édition d'Eugène Renduel.
Là, les livres sont interrompus par la fenêtre, qui a pour lambrequin une broderie japonaise, où d'énormes cédrats, ces turgides fruits aux tentacules cornues, détachent l'or de leur soie sur du velours noir.
Sous le jour de la fenêtre s'étend la large table de travail, une table commandée par hasard chez un ex-vassal, chez un homme de Goncourt, qui m'ignorait du reste absolument, une table à modèle qui ne s'attendait certes pas à voir écrire dessus; la table sur laquelle mon frère et moi, rue Saint-Georges et à Auteuil, sommes restés penchés de si nombreuses heures du jour et de la nuit. Pauvre table qui a vu le désespoir de tant de phrases rebelles, et aussi la joie du mot: Fin, écrit au bas de la dernière page de beaucoup de volumes. Vieux morceau de bois associé à mon existence, et pour laquelle j'ai des regards amis, quand j'ai été quelque temps absent et sans écrire, lui demandant presque qu'elle me soit favorable et qu'elle me fasse retrouver encore une fois l'inspiration de l'écrivain. Sur cette table un amoncellement, un entassement, un fouillis de papiers, de livres, de brochures, de cahiers de papier à cigarettes, de paquets de plumes d'oie au bec tordu, d'où émergent, à moitié enfouis dessous, deux presse-papiers à levrettes du dix-huitième siècle, un méchant encrier de trente sous, un manche de coupe-papier japonais, un essuie-plumes brodé par les filles de madame Camille Marcille, quand elles étaient toutes petites filles, et un cachet de cristal de roche aux initiales mariées de E. J., un cachet acheté à Rome, du temps de Madame Gervaisais, et qui est, comme la lumière rosée d'une goutte de champagne dans le fond d'un verre d'eau.
Le panneau entre la fenêtre et la porte du cabinet de toilette est rempli par des livres et des brochures sur l'histoire de Paris au dix-huitième siècle, dans lesquelles se trouvent des centaines de raretés, apportant chacune un trait, un coup de pinceau, un joli rien, au tableau mouvant et changeant de la capitale, pendant les cent années de sa domination sur le monde.
D'abord les plans: le «Plan de Paris commencé en 1734 sous les ordres de messire Michel Étienne Turgot, prévôt des marchands, levé et dessiné par Louis Bretez et achevé de graver par Claude Lucas», un grand in-folio transatlantique, dans sa belle reliure en maroquin rouge, aux armes de la ville de Paris; le petit «Plan topographique et raisonné de Paris, ouvrage utile au Citoyen et à l'Étranger… par les sieurs Pasquier et Denis, graveurs, 1758»; le «Plan de la ville et faubourgs de Paris, divisé en 20 quartiers… par Deharme, topographe du Roi, 1763», un volume in-quarto; «la Topographie ou Plan détaillé de la ville de Paris et de ses faubourgs, par Maire, 1808». Et parmi les plans particuliers, j'appellerai l'attention sur le «Plan de la paroisse Saint-Sulpice de Paris ou du faubourg Saint-Germain, gravé en l'année 1696, par l'ordre de messire Henri Baudrand, prestre, docteur de Sorbonne et curé de la dite paroisse», le meilleur plan qui ait été jamais fait de ce quartier et de ses hôtels.
Après les Plans, les Almanachs. Je ne m'arrêterai pas à la collection de «l'Almanach parisien en faveur des étrangers et des personnes curieuses», mais j'indiquerai un Almanach de Paris «contenant les choses les plus singulières qui se passent à certains jours de l'année», almanach publié en 1726, qui, avec ses processions, ses promenades de bacheliers en théologie et de captifs, ses montres pieuses de tapisseries, vous donne à voir le Paris de la Régence comme une autre Rome.
A propos des captifs, voici une pièce de 1729: «l'Ordre de la Procession et de la marche des quarante-six captifs rachetés dans les royaumes de Maroc et d'Alger, par les religieux de la Merci, Rédemption des Captifs qui se fera lundi prochain, 18 du présent mois de juillet, et les deux jours suivants: le lundy 18 juillet, en l'église de l'Abbaye de Saint-Antoine à Notre-Dame, le mardi 19 du même mois, en l'église de Saint-Sulpice, et le mercredi 20, en l'église de Saint-Eustache.» Et l'on voit s'avancer dans les rues de Paris les quarante-six captifs portant des chaînes de cuivre pour marquer leur captivité, et accompagnés chacun de deux anges et précédés d'un timbalier, de quatre trompettes, de quatre hautbois, de deux bassons, et suivis de quatre rédempteurs tenant chacun une palme à la main.
Une autre pièce relative aux expositions de tapisseries est «l'Explication historique des tapisseries, ouvrages de la Couronne, qui seront exposées le jeudi 12 juin 1774, jour de la Fête-Dieu, et le jeudi suivant, jour de l'Octave, dans les cours de la Manufacture Royale des Gobelins»: explication qui nous montre, de la Barrière à la grande porte, tendues sous la conduite de M. Cozette, concierge de la Manufacture, la tenture de sept pièces de l'Histoire d'Esther, la tenture de sept pièces de l'Histoire de Moïse, puis dans les cours, une tenture de Scipion l'Africain, la tenture des Quatre Saisons de Mignard, plusieurs pièces des Conquêtes de Louis XIV d'après Vander Meulen, la tenture de huit pièces du Nouveau Testament d'après Jouvenet et Restout, et enfin quatre pièces du Palais du Vatican d'après Raphaël.
Mais, dans ces almanachs, j'allais oublier un rarissime petit almanach qu'ont fait naître les rigueurs de l'hiver de 1784: «la Pyramide de Neige, almanach nouveau pour l'année 1785, enrichi de figures en taille-douce contenant la description du monument élevé, pendant l'hiver de 1784, en l'honneur de Louis XVI et de son auguste épouse.» Ces deux gentilles vignettes vous montrent la pyramide, vue du Louvre et de la rue Saint-Honoré, au milieu d'autres vignettes représentant la Bienfaisance de M. Lenoir et le Verrou de Fragonard, illustrées de petits vers galants.
Ces almanachs parisiens
20
Je suis plein d'admiration pour Virgile, et, je l'avoue, c'est le seul poète latin que j'aie senti, mais un volume de Tacite serait plus justement à sa place ici. Mon frère et moi avons fait une étude assidue, continue du bref prosateur latin, cherchant à introduire l'os de sa phrase dans notre langue un peu molle, un peu fluente. Et, en cela, nous ne faisions que marcher à la suite de Bossuet, qui a prêché quelque part que le latin devait faire l'armature de la langue française, et dont, au reste, les plus puissantes phrases sont du latin translaté en français. Et j'ajouterai encore à Tacite, comme nos professeurs de style, le duc de Saint-Simon.