Port-Tarascon: Dernières aventures de l'illustre Tartarin. Alphonse Daudet

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Port-Tarascon: Dernières aventures de l'illustre Tartarin - Alphonse Daudet

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s'évanouirent. Une nouvelle émission de bons à cent francs l'hectare s'enleva comme des petits pains blancs.

      Le tiers, le clergé, la noblesse, tout Tarascon voulait partir; c'était une fièvre, une folie d'émigration répandue par la ville, et les grincheux, comme Costecalde, les tièdes ou les méfiants se montraient maintenant les plus enragés de colonisation lointaine.

      Partout on activait les préparatifs du matin au soir. On clouait les caisses jusque dans les rues jonchées de paille, de foin, au milieu d'un roulement de coups de marteau.

      Les hommes travaillaient en bras de chemise, tous de bonne humeur, chantant, sifflant, et l'on s'empruntait les outils de porte à porte en échangeant de gais propos. Les femmes emballaient leurs ajustements, les Pères-Blancs leurs ciboires, les tout petits leurs joujoux.

      Le navire nolisé pour emporter tout le haut Tarascon, baptisé le Tutu-panpan, nom populaire du tambourin tarasconnais, était un grand steamer en fer commandé par le capitaine Scrapouchinat, un long-cours toulonnais. L'embarquement devait avoir lieu à Tarascon même.

      Les eaux du Rhône étant belles et le navire sans grand tirant d'eau, on avait pu lui faire remonter le fleuve jusqu'à la ville, et l'amener à bord du quai, où le chargement et l'arrimage prirent un grand mois.

      Pendant que les matelots rangeaient dans la cale les innombrables caisses, les futurs passagers installaient d'avance leurs cabines; et avec quel entrain! Quelle urbanité! Chacun cherchant à se rendre serviable et agréable aux autres.

      «Cette place vous va mieux? Comment donc!

      — Cette cabine vous plaît davantage? À votre aide!» Et ainsi de tout.

      La noblesse tarasconnaise, si morgueuse d'ordinaire, les d'Aigueboulide, les d'Escudelle, gens qui d'habitude vous regardaient du haut de leur grand nez, fraternisaient maintenant avec la bourgeoisie.

      Au milieu du tohu-bohu de l'embarquement, on reçut un matin une lettre du Père Vezole, le premier courrier daté de Port-Tarascon:

      «Dieu soit loué! Nous sommes arrivés, disait le bon Père. Nous manquons de bien des petites choses, mais Dieu soit loué tout de même!…»

      Guère d'enthousiasme dans cette lettre, guère de détails non plus.

      Le Révérend se bornait à parler du Roi Négonko, et de Likiriki, la fillette du roi, une charmante enfant à qui il avait donné une résille de perles. Il demandait ensuite qu'on envoyât quelques objets un peu plus pratiques que les dons habituels des souscripteurs. C'était tout.

      Du port, de la ville, de l'installation des colons, pas un mot. Le

       Père Bataillet grondait, furieux:

      «Je le trouve mou, votre Père Vezole… Ce que je vais vous le secouer en arrivant!»

      Cette lettre était en effet bien froide, venant d'un homme si bienveillant; mais le mauvais effet qu'elle aurait pu produire se perdit dans le remue-ménage de l'installation à bord, dans le bruit assourdissant de ce déménagement de toute une ville.

      Le gouverneur — on n'appelait plus Tartarin que de ce nom — passait ses journées sur le pont du Tutu-panpan. Les mains derrière le dos, souriant, allant de long en large, au milieu d'un encombrement de tas de choses étrangers, panetières, crédences, bassinoires, qui n'avaient pas encore trouvé place dans l'arrimage de la cale, il donnait des conseils d'un ton patriarcal:

      «Vous emportez trop, mes enfants. Vous trouverez tout ce qu'il vous faut là-bas.»

      Ainsi lui, ses flèches, son baobab, ses poissons rouges, il laissait tout ça, se contentant d'une carabine américaine à trente-deux coups et d'une cargaison de flanelle.

      Et comme il surveillait tout, comme il avait l'oeil à tout, non seulement à bord mais aussi à terre, tant aux répétitions de l'orphéon qu'aux exercices de la milice sur le cours!

      Cette organisation militaire des Tarasconnais, survivant au siège de Pampérigouste, avait été renforcée, en vue de la défense de la colonie et des conquêtes que l'on comptait faire pour l'agrandir! Et Tartarin, enchanté de l'attitude martiale des miliciens, leur exprimait souvent sa satisfaction, ainsi qu'à leur chef Bravida, dans des ordres du jour.

      Pourtant un pli sillonnait anxieusement parfois le front du

       Gouverneur.

      Deux jours avant l'embarquement, Barafort, un pêcheur du Rhône, trouvait dans les oseraies de la rive une bouteille vide hermétiquement bouchée, dont le verre était encore assez transparent pour laisser distinguer à l'intérieur quelque chose comme un papier roulé.

      Pas un pêcheur n'ignore qu'une épave de ce genre doit être remise aux mains de l'autorité, et Barafort apportait au gouverneur Tartarin la mystérieuse bouteille contenant cette lettre étranger:

       Tartarin.

       Tarascon.

       Europe.

       Cataclysme épouvantable à Port-Tarascon. Île, ville, port, tout englouti, disparu. Bompard admirable comme toujours, et comme toujours mort victime de son dévouement. Ne partez pas, au nom du ciel! Que personne ne parle!

      Cette trouvaille paraissait l'oeuvre d'un farceur. Comment cette bouteille, du fond de l'Océanie, serait-elle arrivée de flot en flot directement jusqu'à Tarascon?

      Et puis ce «mort comme toujours» ne trahissait-il pas une mystification? N'importe, ce présage troublait le triomphe de Tartarin.

      Chapitre IV

       Embarquement de Tarasque — Machine avant! — Les abeilles quittent la ruche. — L'odeur de l'Inde et l'odeur de Tarascon. — Tartarin apprend le papoua. — Distractions de la traversée.

      Vous parlez de pittoresque.

      Si vous aviez vu le pont du Tutu-panpan ce matin de mai 1881, c'est là qu'il y en avait du pittoresque! Tous les directeurs en tenue de cérémonie: Tournatoire directeur général de la santé, Costecalde directeur des cultures, Bravida général en chef de milice, et vingt autres offrant aux yeux un mélange de costumes variés, brodés d'or et d'argent; beaucoup portant en outre le manteau de grand de première classe, rouge, galonné d'or. Au milieu de cette foule chamarrée, la tache blanche du Père Bataillet, grand aumônier de la colonie et chapelain du Gouverneur.

      La milice surtout étincelait. La plus grande partie des simples miliciens ayant été expédiée par les autres bateaux, il ne restait guère là que les officiers, sabre aux poings, revolver à la ceinture, le buste cambré, la poitrine en avant sous le coquet dolman à aiguillettes et à brandebourgs, fiers surtout de leurs magnifiques bottes au miroitant vernis.

      Parmi les uniformes et les costumes se mêlaient les toilettes des dames, de couleurs chatoyantes, claires et gaies, avec des rubans et des écharpes flottant à l'air, et, par-ci par-là, quelques coiffes tarasconnaises de servantes. Sur tout cela, sur le navire aux cuivres étincelants, aux mâts dressés vers le ciel, imaginez un beau soleil, un soleil de jour de fête, pour horizon le large Rhône, vagué comme une mer, rebroussé par le mistral, et vous aurez l'idée du Tutu-panpan

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