Le Tour de l'Espagne en Automobile. Pierre Marge
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C'est au milieu de cette riche campagne que nous trouvons la ville de Tortosa. Il est 11 heures et nous nous arrêtons à la Fonda de Europa pour déjeuner. L'extérieur de cette auberge n'est nullement engageant, aussi sommes-nous agréablement surpris en pénétrant dans la salle à manger qui est propre, où il règne une délicieuse fraîcheur et où nous mangeons de très bonnes choses. On nous avait prédit des hôtels sales et une cuisine repoussante... ma foi jusqu'ici l'impression est plutôt favorable.
Nous avons fait en déjeunant de consciencieuses études sur les vins d'Espagne; pour ma part je les trouve très bons, mais un peu trop riches et ma préférence reste encore acquise aux vins de France. J'ai remarqué ici une curieuse façon de boire le vin assez employée dans ce pays; on sert sur la table des carafes de vin de forme étrange: un ventre très arrondi surmonté de deux longs goulots, un large qui sert à remplir la carafe et un autre qui se termine en pointe effilée et par lequel les Espagnols se versent directement le vin dans le gosier, manière peu gracieuse de boire, mais qui a l'avantage de supprimer le verre; il faut pour boire ainsi se livrer à une gymnastique particulière qui doit demander un certain apprentissage; je n'ai pas essayé de me servir de cet instrument, de peur de me verser le vin partout ailleurs que dans la bouche.
Nous nous sommes munis à Tortosa d'alcarazas que nous emporterons dans la voiture pour avoir constamment de l'eau fraîche à notre disposition; ce sont des poteries en terre poreuse qui ont la faculté de rafraîchir l'eau dont on les remplit par un phénomène d'osmose et d'auto-évaporation. Ces alcarazas sont partout employées en Espagne, les paysans en emportent aux champs, les tables des cafés en sont garnies, on en trouve dans les chambres des hôtels, on ne conçoit pas d'autre manière de contenir l'eau potable et il est certain que leur action est très efficace et que ces récipients fournissent toujours, même en plein soleil, une eau parfaitement fraîche.
Après une courte sieste, nous repartons à 3 heures. Pour gagner la campagne il faut tourner et retourner dans les petites rues tortueuses de Tortosa, et pour arriver à trouver notre chemin nous avons dû nous faire escorter par un indigène sans les sages conseils duquel je crois bien que nous ne serions jamais sortis de ce labyrinthe et que nous y tournerions jusqu'à la consommation des siècles.
En quittant la ville on traverse l'Ebre sur un large pont. La route continue à être bonne mais à chaque instant on rencontre des torrents et même de larges rivières qu'il faut passer à gué; il est vrai que tous sont à peu près à sec. Tant par ces gués que par l'état général de la route, je suis convaincu que mon voyage, qui n'est qu'un jeu en cette saison, se trouverait à peu près impraticable à toute autre époque.
Voici un village grouillant de population, c'est Uldecona. Nous rencontrons maintenant de la couleur locale tant que nous avions pu en souhaiter; les types se sont profondément modifiés et portent désormais nettement marquée l'empreinte sarrazine, les vêtements sont tout autres, les maisons ont une architecture jusqu'alors inconnue; nous voilà dans un pays réellement nouveau pour nous, nous ouvrons de grands yeux, avides de ne rien perdre de tout ce qu'ils voient. Nous approchons, en effet, de l'ancien royaume arabe de Valence et une borne nous indique bientôt que nous venons de quitter la province de Tarragone pour entrer dans celle de Castellon.
Vinaroz, est un joli petit port, bien posé au bord de l'eau, aux maisons blanches, aux toits en terrasses: l'air tout à fait oriental.
Benicarlo: une très vieille ville restée ce qu'elle était il y a plus de mille ans, c'est-à-dire arabe. Maisons basses et blanches à terrasses, murs bien crépis derrière lesquels lèvent la tête quelques gracieux palmiers; toute la population, basanée, noire, est sur les portes; la marmaille est fourmilière, elle saute, piaille et s'accroche à toutes les saillies de l'auto pour mieux nous faire cortège. Je suis sûr qu'à un moment donné nous avons ainsi transporté dans le village quinze à vingt passagers supplémentaires; nous ne pûmes nous en débarrasser qu'en les cinglant à coups de lanières à tour de bras. Avec cela la population nous est très sympathique, les visages sourient à notre passage, la curiosité intense que nous éveillons nous montre que par ici il doit passer bien peu de voitures automobiles. Le costume pittoresque des Valenciens se porte encore: sombrero à larges bords, foulard sous le chapeau, chemise noire, caleçons de toile large et flottant ou pantalon noir se terminant au genou par des flots d'étoffe.
En sortant de la ville nous rencontrons une file de voitures qui rentrent avant la nuit, elles sont toutes attelées de mules; c'est un affolement général à l'apparition de l'auto: la file entière fait demi-tour comme à l'entente d'un commandement admirablement exécuté, puis tout se sauve au triple galop avant que nous ayons eu le temps de revenir de notre stupeur. Cet affolement des animaux joint à la curiosité des hommes nous confirme dans notre idée que la circulation automobile doit être encore bien peu importante dans cette région.
La végétation change à mesure que nous avançons; elle se signale maintenant par deux individus nouveaux: le palmier et l'oranger que nos yeux de septentrionaux sont surpris de voir pousser en pleine terre au bord de la route comme de vulgaires pommiers.
Le crépuscule se fait court à mesure que nous descendons dans le sud. La nuit nous surprend tout à coup, une trentaine de kilomètres avant Castellon; comme nous ne savons pas quel hôtel nous attend là-bas et qu'il fait une nuit admirable, nous décidons de camper en plein air comme une troupe de bohémiens. Le garde-manger de la voiture nous fournit le menu d'un excellent repas: thon à l'huile, sardines aux tomates, truites de Norvège, perdreau truffé; un excellent vin que nous avons acheté à Tortosa, l'eau glacée des alcarazas et, s'il vous plaît, du champagne forment la partie liquide d'un repas que n'eût pas désavoué Lucullus, mon excellent collègue. Malheureusement le dessert manquait et j'enrageais d'avoir commis un aussi impardonnable oubli, lorsque nous nous souvînmes que notre campement était établi au milieu des vignes: quelques minutes après de savoureux raisins complétaient notre table, d'autant plus savoureux qu'ils furent maraudés. Les coffres de la voiture fournirent encore tout un assortiment de couvertures, de plaids, de manteaux, de pèlerines, qui furent rapidement transformés en matelas, draps, oreillers et couvertures et sous le ciel étoilé nous nous endormîmes tranquillement, non loin du petit village d'Oropesa [4].
Jeudi, 15 août.
Un superbe lever du soleil sur la mer, toute proche, nous tire de nos lits de plume où nous avions dormi sans la plus petite interruption.
Nous partons à 7 heures du matin, après un délicieux déjeuner dont les vignes d'alentour firent encore les frais. On a bien raison de dire que dans le crime il n'y a que le premier pas qui coûte: hier nous hésitâmes avant de commettre notre premier vol... aujourd'hui cela nous parut tout naturel; du reste, vous voyez, j'avoue cela maintenant avec le cynisme d'un criminel endurci. Il ne nous manquait plus que cela pour être de vrais bohémiens: nous voilà complets à présent!
La route est bonne, le temps est exquis, nous filons joyeusement au milieu de vignobles immenses qui s'émaillent maintenant de rouge, de bleu, de blanc; ce sont des vendangeurs et des vendangeuses qui cueillent le raisin; ma conscience bourrelée me suggère que notre vol est connu et que tous ces gens-là se dépêchent d'enlever leurs fruits pendant qu'il en reste encore.
Un crochet de la