La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung. Рихард Вагнер
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Il ne faudrait pas croire, d'ailleurs, qu'à Wagner se soient révélées, à l'instant même, toutes les rigoureuses conséquences pratiques de sa définitive option: il suffit de jeter un coup d'œil sur l'ensemble des trois poèmes consécutifs à cette option (c'est-à-dire le Vaisseau-Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin) pour s'apercevoir qu'au contraire l'artiste n'apprit que par degrés à tirer un profit complet des spéciales virtualités dramaturgiques de la Légende: l'accroissement du volume textuaire, d'œuvre en œuvre, justifie déjà cette observation. C'est qu'au début Richard Wagner demeurait encore, en dépit de lui-même, trop préoccupé, beaucoup trop, de la forme traditionnelle propre à la musique d'opéra: et cette forme rendait impossible, on le sait assez, un poème qui aurait exclu la réitération, fréquente, des mêmes paroles et des mêmes phrases[47-1]; impossible, un texte vocal où la disposition des vers n'aurait pas été combinée pour permettre à ces mêmes paroles, à ces mêmes phrases, supports élastiques de la mélodie, de communiquer au poème, par l'artifice de leur retour, l'extension voulue par cette mélodie[47-2].
Aussi le Vaisseau-Fantôme marque-t-il moins le souci de renoncer à la coupe classique des morceaux-types dits d'opéra, qu'une tendance à lier entre eux ces morceaux-types; à en approprier l'usage, à en subordonner l'emploi, aux nécessités immédiates du drame, et bref à déjà fondre en un tout homogène,—poétique, musical, plastique,—les éléments divers de l'œuvre. Au reste, le seul but que Wagner se fût volontairement proposé d'y remplir consistait (pour parler une fois l'étrange français du traducteur de la Lettre sur la Musique)[47-3] à ne jamais «sortir des traits les plus simples de l'action»; à s'abstenir de toute intrigue empruntée à la vie vulgaire, comme de tout détail superflu; et à «développer davantage», en revanche, «les traits» les plus «propres à mettre» dans son jour, «dans son vrai jour,» le surnaturel «coloris caractéristique du sujet»: ce coloris lui semblait en effet correspondre, aux motifs intimes de l'action, jusqu'à s'identifier à elle[48-1].
Si cet idéal avoué (le développement de l'action par ses motifs intimes) se trouve déjà réalisé, moins incomplètement, dans Tannhäuser[48-2], toutefois Tannhäuser encore, presque autant que le Vaisseau-Fantôme, peut se rattacher, quant à la forme, aux opéras traditionnels des prédécesseurs de Richard Wagner[48-3], par d'incontestables analogies. Du moins s'en distingue-t-il, il y faut insister, par l'absence de ces concessions que Weber lui-même, ce pur, noble et profond esprit, reculant «devant les conséquences de sa méthode si pleine de style,» s'était résigné, quelquefois, à faire au «public d'opéra,» aux «exigences banales d'un livret d'opéra.»[48-4] Suivant le témoignage qu'à bon droit s'est en personne rendu l'auteur[48-5], Tannhäuser contient, quelque fondé qu'il soit sur le merveilleux légendaire, une action dramatique, développée avec suite, dont le principe est le salut d'une âme sollicitée par deux surnaturels instincts contradictoires. C'est à cette action dramatique, toute surhumaine et toute humaine, toute psychologique et toute passionnelle, qu'indubitablement Wagner avait pour but d'intéresser les spectateurs, sans qu'ils fussent obligés de la perdre un instant de vue: l'ornement musical, loin de les en détourner, ne leur devait paraître, au contraire, qu'un moyen de la représenter mieux. Ainsi donc, en s'interdisant toute concession quant au sujet, l'artiste par là même s'affranchissait, encore, de toute concession musicale[49-1]. Wagner en concluait, en 1860, qu'on pouvait dans Tannhäuser trouver déjà, sous la forme la plus précise, en quoi consistait son innovation: «Elle ne consiste pas, dit-il, dans je ne sais quelle révolution arbitraire, et toute musicale, dont on s'est avisé de m'imputer la tendance, avec ce beau mot, «musique de l'avenir»[49-2].
Je montrerai plus loin pourquoi Tannhäuser, s'il fallait bien qu'à cette époque son auteur le donnât, en France, pour significatif de son «innovation», ne saurait plus être actuellement (1894), que le deuxième en date des trois monuments destinés à perpétuer, par des attestations de plus en plus grandioses, la mémoire des Trois Pas qui rendirent à Wagner, et à ses pairs du ciel de l'Art, la pleine possession de leur domaine, la possibilité de créer des mondes immenses, comme l'Anneau du Nibelung, comme les Maîtres-Chanteurs, comme Tristan et Isolde, enfin comme Parsifal. Mais il sied avant tout que de ces «Trois Pas» de Wagner je dise quelques mots du dernier, commémoré par Lohengrin.
«L'intérêt de Lohengrin,» lit-on dans la Lettre sur la Musique, «repose sur une péripétie qui s'accomplit dans le cœur d'Elsa, et qui touche à tous les mystères de l'âme[50-1].» C'est vrai. Plus exclusivement même, s'il se peut, que dans Tannhäuser, l'action, dans Lohengrin, est toute psychologique; elle est psychologique au point que les sentiments, les passions, les désirs humains des personnages, paraissent exercer, sur la production des faits extérieurs mis en scène, une irrésistible influence nécessitante et créatrice; elle est psychologique (il en est d'autres preuves, mais je ne puis guère songer à les fournir ici), elle est psychologique au point que la plupart des commentateurs, trompés par certains préjugés, reprochent à l'ensemble du drame, comme des erreurs de «construction», d'«exécution», de «charpente», d'«intrigue» (il faut sourire!), tels détails matériels légitimement conformes au but intégral de Wagner. Vaines critiques, si faciles à réfuter, d'ailleurs, pour quiconque a lu ce qui précède, pour qui s'est rendu compte, après Richard Wagner, qu'en dépit des industriels du théâtre contemporain,—grands amateurs d'imbroglios, mesquins chercheurs de scènes-à-faire, corrupteurs du goût populaire, et conservateurs du faux-goût public, l'élément propre du Poète, du Musicien, du Dramaturge, c'est l'Ame humaine; l'Ame, en contact avec le Monde! Pour ma part, s'il m'était permis de me hasarder, en ce qui concerne Lohengrin, à formuler quelques réserves, ce n'est certes pas à la «charpente» que ces réserves s'adresseraient: bien plutôt, sans au reste atténuer en rien ma pieuse admiration sincère, bien plutôt viseraient-elles les rares répétitions, des mêmes paroles et des mêmes phrases, invraisemblablement attribuées encore, suivant les traditions classiques, à des personnages différents. Mais ces réserves mêmes seraient sans valeur aucune, puisque après tout Wagner, composant Lohengrin, croyait écrire un «opéra» et qu'on n'a donc pas le droit de le faire sans injustice—disons mieux: sans ingratitude—responsable d'imperfections inhérentes à l'essence du genre! Ce qu'il conviendrait, tout au contraire, d'admirer, si l'on en est digne, c'est que déjà Lohengrin soit, par sa propre force, dégagé, presque tout à fait, de ces imperfections spécifiques: c'est que déjà les répétitions des mêmes paroles, les invraisemblables répétitions sont remplacées presque toujours, au très grand profit de la beauté du texte, par des thèmes caractéristiques, soit d'un personnage, qu'ils «blasonnent»[51-1], soit d'une situation dramatique et d'une scène, soit des plus intimes états d'âme: thèmes tour à tour repris, ramenés, juxtaposés, mariés, entrelacés, fondus, contrariés, dans le chant ou dans l'accompagnement, en un ensemble symphonique indivisible de trois actes, au gré, non pas des interprètes, non pas même du compositeur, mais du Drame, seul guide, seul maître, et seul but. Voilà, pour ne parler que des progrès dans la forme, accomplis depuis Tannhäuser, indépendamment de la sublime valeur, équipollente et symbolique, de chacun des poèmes en soi, voilà ce qu'il conviendrait d'admirer, comme je dis, dans la technique de Lohengrin.
Aussi est-ce à bon droit que Wagner, treize ans plus tard, constatait avec complaisance quel «sûr instinct»