Les mystères du peuple, Tome III. Эжен Сю

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Les mystères du peuple, Tome III - Эжен Сю

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seigneur Caïphe, malgré la vaillance éprouvée de notre milice, il serait peut-être plus prudent de confier l'escorte du Nazaréen, jusqu'au lieu du supplice, à la garde romaine.

      –Je suis de votre avis, – répondit le prince des prêtres; – je vais demander, à l'un des officiers de Ponce-Pilate de faire garder le Nazaréen dans le prétoire de la cohorte romaine jusqu'à l'heure du supplice.

      Geneviève vit alors, pendant que le prince des prêtres allait s'entretenir avec un des officiers de Ponce-Pilate, le chef des miliciens se rapprocher de Jésus… bientôt elle entendit cet officier, répondant sans doute à quelques mots du jeune maître, lui dire d'un air railleur et cruel:

      –Tu es bien pressé de t'étendre sur la croix… Il faut d'abord qu'on la construise, et ce n'est pas fait en un tour de main… Tu dois le savoir mieux que personne, toi, en ta qualité d'ancien ouvrier charpentier.

      L'un des officiers de Ponce-Pilate, à qui le prince des prêtres avait parlé, vint alors trouver Jésus, et lui dit:

      –Je vais te conduire dans le prétoire de nos soldats; lorsque ta croix sera prête, on l'apportera, et sous notre escorte tu te mettras en route pour le Calvaire… Suis-nous!

      Jésus, toujours garrotté, fut conduit à peu de distance de là, par les miliciens, dans la cour où logeaient les soldais romains; la porte, devant laquelle se promenait un factionnaire, restant ouverte, plusieurs personnes qui avaient, ainsi que Geneviève, suivi le Nazaréen, demeurèrent en dehors pour voir ce qui allait advenir.

      Lorsque le jeune maître fut amené dans la cour du prétoire (on appelle ainsi les bâtiments où logent les soldats romains), ceux-ci étaient disséminés en plusieurs groupes: les uns nettoyaient leurs armes; les autres jouaient à plusieurs jeux; ceux-ci maniaient la lance sous les ordres d'un officier; ceux-là, étendus sur des bancs au soleil, chantaient ou causaient entre eux. On reconnaissait, à leurs figures bronzées par le soleil, à leur air martial et farouche, à la tenue militaire de leurs armes et de leurs vêtements, ces soldats courageux, aguerris, mais impitoyables, qui avaient conquis le monde, laissant derrière eux, comme en Gaule, le massacre, la spoliation et l'esclavage.

      Dès que ces Romains eurent entendu le nom de Jésus de Nazareth, et qu'ils le virent amené par l'un de leurs officiers dans la cour du prétoire, tous abandonnèrent leurs jeux et accoururent autour de lui.

      Geneviève pressentit, en remarquant l'air railleur et endurci de cette soldatesque, que le fils de Marie allait subir de nouveaux outrages. L'esclave se souvint d'avoir lu dans les récits laissés par les aïeux de son mari, Fergan, les horreurs commises par les soldats de César, le fléau des Gaules, elle ne doutait pas que ceux-là dont le jeune maître était entouré ne fussent aussi cruels que ceux des temps passés.

      Il y avait au milieu de la cour du prétoire un banc de pierre où ces Romains firent d'abord asseoir Jésus, toujours garrotté; puis, s'approchant de lui, ils commencèrent à le railler et à l'injurier:

      –Le voilà donc, ce fameux prophète! – dit l'un d'eux. – Le voilà donc, celui qui annonce que le temps viendra où l'épée se changera en serpe, et où il n'y aura plus de guerre! plus de bataille!

      –Plus de guerre! Par le vaillant dieu Mars, plus de guerre! – s'écrièrent d'autres soldais avec indignation. – Ah! ce sont là tes prophéties, prophète de malheur!

      –Plus de guerre! c'est-à-dire plus de clairons, plus d'enseignes flottantes, plus de brillantes cuirasses, plus de casques à aigrettes, qui attirent les regards des femmes!

      –Plus de guerre! c'est-à-dire plus de conquêtes!

      –Quoi! ne pouvoir plus essuyer nos bottines ferrées sur la tête des peuples conquis!

      –Ne plus boire leur vin en courtisant leurs filles comme ici, comme en Gaule, comme dans la Grande-Bretagne, comme en Espagne, comme dans tout l'univers, enfin!

      –Plus de guerre! Par Hercule! et que deviendraient donc les forts et les vaillants, Nazaréen maudit? ils iraient, selon toi, depuis l'aube jusqu'à la nuit, labourer la terre ou tisser la toile comme de lâches esclaves, au lieu de partager leur temps entre la bataille, la paresse, la taverne et l'amour?

      –Toi, qui te fais appeler le fils de Dieu, – dit un de ces Romains en menaçant du poing le jeune maître: – tu es donc le fils du dieu la Peur, lâche que tu es!

      –Toi, qui te fais appeler le roi des Juifs, tu veux donc être acclamé le roi de tous les poltrons de l'univers?

      –Camarades! – s'écria l'un des soldats en éclatant de rire, – puisqu'il est roi des poltrons, il faut le couronner.

      Cette proposition fut accueillie avec une joie insultante, plusieurs voix s'écrièrent aussitôt:

      –Oui, oui, puisqu'il est roi, il faut le revêtir de la pourpre impériale.

      –Il faut lui mettre le sceptre à la main, alors nous le glorifierons, nous l'honorerons à l'instar de notre auguste empereur Tibère.

      Et pendant que leurs compagnons continuaient d'entourer et d'injurier le jeune maître de Nazareth, insouciant de ces outrages, plusieurs soldats s'éloignèrent; l'un alla prendre le manteau rouge d'un cavalier; l'autre la canne d'un centurion, un troisième, avisant dans un coin de la cour un tas de broussailles destinées à être brûlées, y choisit quelques brins d'une plante épineuse, et se mit à en tresser une couronne. Alors plusieurs voix s'écrièrent:

      –Maintenant, il faut procéder au couronnement du roi des Juifs.

      –Oui, couronnons le roi des lâches!

      –Le fils de Dieu!

      –Le fils du dieu la Peur!

      –Compagnons, il faut que ce couronnement se fasse avec pompe, comme s'il s'agissait d'un vrai César.

      –Moi, je suis le porte-couronne.

      –Moi, le porte-sceptre.

      –Moi, le porte-manteau impérial.

      Et au milieu des huées, des railleries grossières, ces Romains formèrent une espèce de cortége dérisoire: le porte-couronne s'avançait le premier, tenant la couronne d'épines d'un air solennel, et suivi d'un certain nombre de soldats; venait ensuite le porte-sceptre; puis d'autres soldats; puis enfin celui qui tenait le manteau; et tous chantaient en choeur:

      –Salut au roi des Juifs!

      –Salut au Messie!

      –Salut au fils de Dieu!

      –Salut au César des poltrons, salut!

      Jésus, assis sur son banc, regardait les préparatifs de cette cérémonie insultante avec une inaltérable placidité; le porte-couronne, s'étant approché le premier, leva la tresse épineuse au-dessus de la tête du jeune homme de Nazareth, et lui dit:

      -Je le couronne, ô roi 34!

      Et le Romain enfonça si brutalement cette couronne sur la tête de Jésus, que les épines lui déchirèrent le front; de grosses gouttes de sang coulèrent comme des larmes sanglantes sur le pâle visage de la victime; mais, sauf le premier tressaillement involontaire causé par la douleur, les traits

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<p>34</p>

Pour toute cette scène où le burlesque le dispute à l'horrible, voir: Évangile selon saint Matthieu, ch. XXVII, v. 28, 29, 30, etc., etc.